08:35 / 13 avril 2015 / Muriel Epstein Comptes-rendus

L’Education Nationale peut-elle éviter l’Iceberg ?

Je viens de passer deux jours assez enthousiasmants à Ecritech, colloque où j’ai vu plein d’enseignants qui, parce qu’ils ont des élèves « à difficultés particulières » comme on dit pudiquement, réussissent à leur faire faire des travaux beaucoup plus ambitieux et incroyables que les enseignants qui s’usent doucement mais sûrement sur des élèves « de moins en moins concentrés ». Ces enseignants utilisent le travail collectif, des outils pédagogiques traditionnels plus ou moins revisités (l’exposé devant la classe devient un exposé fait par les élèves en vidéo et mis en ligne par exemple).

Malheureusement, comme l’a dit Bruno Devauchelle, grand témoin, il s’agit maintenant de passer d’un entre-soi comme nous l’avons vécu pendant deux jours entre enseignants et chercheurs convaincus qu’il y a une urgence à changer l’Education Nationale à un entre-tous.

Des objectifs possibles de l’Education Nationale

L’école a plusieurs objectifs. Le premier est de créer des citoyens, avec des valeurs et une culture commune. Le fameux « vivre ensemble » et de donner les conditions « lire, écrire, compter » nécessaire à un minimum d’analyse critique, pouvoir voter en conscience. Bref, de permettre à l’enfant de s’instruire, de devenir un citoyen éclairé, d’apprendre à penser par soi-même, de comprendre son environnement, etc.

Le second objectif de l’école, au-delà du « socle commun » du collège (dont on pourra discuter longtemps), donc peut-être à partir du lycée, est de créer la société de demain au sens économique. Les futurs médecins, les futurs agriculteurs, les futurs conducteurs de bus, les futurs écrivains, les futurs acteurs, les futurs profs, les futurs avocats, etc. Bref, de nous armer pour réussir à ce que chacun trouve sa place dans la société mais aussi une place qu’on souhaite positive pour la société : nous préférons, en tant qu’enseignants, former les futurs inventeurs du vaccin contre le paludisme et permettre à nos élèves d’avoir les moyens de résoudre les problèmes du monde de demain, que ceux-ci concernent l’eau, la nourriture, la santé, l’éducation ou quel qu’il soit et que nous ne connaissons même pas encore.

L’urgence pour préparer au monde de demain

L’urgence, c’est la conférence de clôture d’Emmanuel Davidenkoff qui l’explique le mieux. Sa démonstration était brillante et ultra-convaincante. Je vais donc tenter de la résumer ou, plus précisément de résumer les points qui m’ont marquée. Le journaliste auteur du « Tsunami  Numérique » part du second objectif de l’école. Il commence par noter que des études américaines estiment que 65% des métiers de demain n’existent pas encore et explique (de mémoire, on me pardonnera une inexactitude) « quand bien même ce ne serait que 40%, c’est déjà suffisant pour qu’on s’en préoccupe ». Dit autrement, l’école doit former à des métiers qui n’existent pas.

Or, ce qu’on sait également, c’est que tout ce qui peut se faire strictement avec de la connaissance (jouer aux échecs, le concours de première année de médecine, etc.) va pouvoir être robotisé et automatisé. Le métier de conducteur de métro n’existera peut être plus dans 20 ans. Celui de conducteur de bus ou de taxi pose de nombreux problèmes légaux mais aujourd’hui, Google est déjà techniquement en mesure de proposer des voitures qui se conduisent seules (un peu comme les pilotes automatiques des avions). Si vous ne payez pas encore au supermarché avec les caisses automatiques, vous avez probablement au moins déjà acheté un billet de train ou d’avion en ligne ou sur une caisse automatique.

En revanche, ne sont pas automatisables des qualités telles que l’empathie, l’écoute, la créativité qu’il va donc falloir enseigner car c’est une des rares choses dont nous sommes sûrs d’avoir besoin demain. Et va être de plus en plus nécessaires, la capacité de créer de l’intelligence collective. Emmanuel Davidenkoff, donnait à ce sujet l’exemple d’une molécule qu’il fallait « plier » pour inventer un vaccin contre le SIDA et 9000 personnes ont participé simultanément à un hackathon et ont réussi à imaginer un moyen de plier cette molécule. Cela ne donne pas encore un vaccin mais permet déjà de voir ce que peut permettre la créativité collective.

Le seul travail collectif en lycée, c’est le TPE, noté individuellement

Dit autrement, dans l’objectif de permettre aux enfants de s’adapter au monde de demain, ils ont assez peu besoin de connaissances ou plus exactement, nous ne savons pas de quelles connaissances ils auront besoin. Nous savons en revanche qu’il va falloir qu’ils soient créatifs, qu’ils sachent travailler collectivement, qu’ils soient capables d’empathie et de qualités spécifiquement humaines.

Emmanuel Davidenkoff d’enchainer « Et le seul travail collectif du lycée, ce sont les TPE, notés individuellement ». Ça fait mal. Mais le pire est à venir. Emmanuel Davidenkoff nous a ensuite parlé de Kodak. Là encore, tout de mémoire, avec ma concentration défaillante (je live-twittais la conférence n’est-ce pas), mes chiffres sont peut-être inexacts. Il parlait donc d’une entreprise passée de 140 000 à 8000 emplois. Une division de l’ordre de 20, qui fait donc assez mal. Je savais que Kodak était la première entreprise à avoir déposé un brevet sur l’appareil photo numérique tout en disant que ça ne marcherait pas et que c’est ce qui lui a coûté tous ses emplois. Mais je ne savais pas que ce sont également des gens de Kodak qui ont déposé des brevets comme la photocopieuse (reprise par Xerox), le polaroïd, etc. En gros, Kodak était le plus gros producteur d’intelligence du futur (17000 brevets) mais n’a pas su voir et saisir les opportunités qu’il a créées.

Kodak s’est effondré comme l’Education Nationale est en train de le faire

Le pire est à venir donc, le journaliste compare Kodak à l’Education Nationale. L’Education Nationale produit aujourd’hui d’excellents enseignants, innovants, capables d’imaginer l’avenir. Mais ces enseignants partent et on observe depuis quelques années un phénomène très récent en France : l’ouverture d’écoles hors contrats en nombre. Ces écoles sont aussi bien des écoles confessionnelles que des écoles à pédagogies qu’on qualifiera d’alternative (travail collectif, Montessori, etc.).

C’est là que l’on arrive à Transapi. Parce que Transapi est un potentiellement une des petites clés d’entrée pour réussir à ce que le changement ne se produise pas uniquement en dehors de l’Education Nationale mais bien en dedans. J’ai demandé à la fin de la conférence comment faire pour impulser ce travail collectif, créatif dans les établissements et Emmanuel Davidenkoff m’a retourné la question car après tout, chaque enseignant est libre dans sa classe. A lui de voir s’il veut participer à une école du tri (emmener quelques élèves très loin) ou une école inclusive.

Comment impulser de l’intelligence collective, du travail de groupe dans l’Education nationale ?

En y réfléchissant, et avec ce que j’avais vu depuis deux jours, la clé d’entrée se trouve probablement dans les interstices qu’on nous laisse. D’abord ces fameux « élèves à besoin particulier » : puisqu’ils sont handicapés, puisqu’ils ne peuvent pas apprendre « normalement », ils peuvent bénéficier d’une « sous-éducation autrement », « sous-éducation » qui, lorsqu’elle s’avère performante, finit par intéresser les enseignants « de classe normale » qui sont parfois les mêmes. Nombre d’enseignants ont dû tenter d’autres moyens d’enseigner grâce ou à cause d’un élève « à problèmes » et ont pu réutiliser ces moyens avec des élèves « sans problèmes » qui, eux aussi, en étaient très contents.

Ensuite, et c’est ce que fait Transapi, une petite clé d’entrée se fait grâce aux élèves en décrochage scolaire. Aujourd’hui, tous les établissements innovants français membres de la FESPI (fédération des établissements scolaires publics innovants) sauf un ont été lancés, au départ, sur une problématique de décrochage scolaire. Les élèves en décrochage scolaire sont une chance pour l’Education Nationale en ce qu’ils obligent l’institution à innover. Reste à ce que l’institution sache proposer des solutions et intégrer ces solutions sans quoi le travail que nous faisons servira au mieux à proposer une ènième « école hors contrat ».

Enfin et évidemment, parce que le numérique est une réalité quotidienne comme la télévision ou le téléphone, des changements peuvent intervenir par ce biais.

Merci donc au réseau CANOPE de ce qu’il fait et de cette rencontre Ecritech. Je fais mien le vœu de Bruno Devauchelle et je réitère mon souhait urgent, de passer d’un entre-soi de convaincus à un entre-tous. Parce que si je connais des enseignants qui n’y croient plus ou qui sont démunis ou qui se battent en environnement hostile ou qui réussissent à emmener l’ensemble de leurs élèves grâce à des méthodes d’il y a cent ans (et parfois l’innovation, c’est de savoir réutiliser des méthodes jugées vieillies), je ne connais aucun enseignant qui ne souhaite pas voir progresser ses élèves.

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Il y a 3 commentaires sur cet article

  1. Elsa Goujard

    Merci pour ce CR très complet !
    J’ai cependant quelques petites remarques :
    1. Pour moi l’objectif premier de l’école est d’apprendre à penser à nos élèves, pour qu’ils puissent vivre librement et exercer leur citoyenneté en toute conscience. L’autre objectif essentiel est de leur apprendre à vivre ensemble. Cela ne repose donc pas uniquement sur le partage de valeurs et d’une culture commune.
    2. Le TPE est-il le seul travail de groupe au lycée ? Je suis surprise car travailler en groupe reste fréquent au collège… En tous les cas la nouvelle réforme du collège intègre des enseignements pratiques interdisciplinaires (3h par semaine en 5e, 4e et 3e) qui visent justement la mise en oeuvre de projets innovants.
    3. Enfin je suis bien d’accord que chaque enseignant est libre dans sa classe, mais ça ne veut pas dire qu’on l’y laisse seul : on ne peut faire à mon sens l’économie de la formation initiale et la formation continue sur tous ces sujets.

    1. Hello

      je partage ton objectif 1, c’est ce que je crois avoir écrit en objectif 1 “Le premier est de créer des citoyens, avec des valeurs et une culture commune. Le fameux « vivre ensemble » et de donner les conditions « lire, écrire, compter » nécessaire à un minimum d’analyse critique, pouvoir voter en conscience. Bref, de permettre à l’enfant de s’instruire, de devenir un citoyen éclairé, d’apprendre à penser par soi-même, de comprendre son environnement, etc” ce qui me parait assez proche non?

      La conférence d’Emmanuel Davidenkoff était sur le second objectif essentiellement. J’ai tendance à croire que le premier objectif est plutôt celui du collège et que le second est plutôt celui du lycée.

      Pour le collège, je n’y ai pas mis les pieds depuis plus de 10 ans donc je suis curieuse: y-a-t’il des travaux de groupe notés comme tels? lesquels? comment ça se passe? Comment se passent ces enseignements innovants? les profs arrivent-ils facilement à les mettre en oeuvre? quels sont les freins? Est-ce qu’un prof peut ne mettre en oeuvre aucun travail de groupe au collège (en quel cas, peut être qu’Emmanuel Davidenkoff se posait la question?) ?

      Pour le point 3, ce que j’ai compris de la conf d’E. Davidenkoff c’est que les profs ont la latitude pour “révolutionner” l’école même si l’institution dans son ensemble n’est pas en train de le faire (et qu’ils peuvent donc impulser le changement ou au contraire le ralentir considérablement quoique fassent les institutions)

  2. Françoise

    J’ai apprécié l’enthousiasme de Muriel à propos de cette conférence. Je voudrais toutefois souligner quelques affirmations qui peut-être méritent d’être revisitées :
    Dans l’ordre : 1- « un minimum d’analyse critique » (est-ce bien suffisant ?)
    2- des qualités « qu’il va donc falloir enseigner » (avec un programme ?)
    3- « s’adapter au monde de demain », (et si on l’adaptait lui, à nos désirs ?)
    4- « assez peu besoin de connaissances », (vieux problème de la séparation de la forme et du fond)
    5- « chaque enseignant est libre dans sa classe » (et s’il était plutôt prisonnier ?)
    et pour finir sur un trait d’humour en réponse à la question « A quoi sert de live-twitter durant une conférence ? Réponse : à perdre sa concentration !
    Des bises à tous et merci Muriel de ce CR qui donne la pêche !